Philippe DUPUY
Propos recueillis par Pierre Polomé.
(Jade n°14, Avril/Mai 1998)




JadeJade : En dehors des sentiments exprimés dans vos Carnets, que retiens-tu de New-York?
Philippe Dupuy : Quand j'y suis allé, Blutch avait déjà fait sa Lettre américaine. Sur place, je repensais à l'une de ses phrases où il dit que New-York est comme une ville faite par des gamins, d'empilage de cubes. Ce qui est vrai. J'aime les villes. Je ne pourrais jamais vivre à la campagne. Pour pouvoir raconter; j'ai besoin de voir des gens, de me balader au milieu d'inconnus... Ce qui est vraiment bien à New-York, c'est que ru n'as pas l'impression d'être un étranger On se rend compte que tu n'es pas américain, mais il n'y a pas de problèmes. C'est assez désinhibant C'est une cité tellement cosmopolite…Et puis il y a moins d'a priori qu'en France. Ici dans les milieux artistiques, entre les gens qui font de la peinture, ceux qui font du cinéma ou ceux qui font de la Bande dessinée c'est souvent sectaire et parfois méprisant. Là-bas, que tu fasses de la bande dessinée, de la musique, du cinéma ou de la peinture, ru es considéré pareillement. C'est un état d'esprit différent. En tout cas, je n'ai pas ressenti cette hiérarchie entre ce qui serait des " arts nobles " et des arts, disons de " seconde de catégorie "

Vous avez plusieurs fois dénoncé cette hiérarchie des arts, notamment dans Journal d'un album...
Oui, parce que je trouve ça stupide. Il n'y a rien de tel pour tourner en rond. Les arts ont tout à gagner en créant des ponts entre eux. J'aimerais être capable de faire de la peinture ou des films, si ce n'était pas aussi compliqué Pour autant, la Bande dessinée ne deviendrait pas un support moins gratifiant pour moi. Aujourd'hui, ce qu'il y a d'un peu pénible, c'est l'attitude de Certains milieux artistiques, amis aussi des médias, qui considère mal, voire pas du tout ce mode d'expression. Quand on s'investit sur un livre ce manque de curiosité et manque de curiosité et d'ouverture est un peu décourageant. Sinon, être devant sa table et dessiner est très gratifiant, autant que d'être derrière une camera ou devant une toile.

Le Journal d'un album partait de la question " est-il toujours intéressant de faire de la bande dessinée ? " Y avait-il d'autres enjeux ?
Cette question, j'ai l'impression de me la poser tout le temps :vais-je continuer à faire de la Bande dessinée toute ma vie ? C'est à Charles que je dois de continuer à en faire, même si cette activité a toujours été fondamentale pour moi. Charles a souvent été une sorte de soupape pour moi. Sans lui, j'aurais peut-être réagi comme Petit-Roulet ou Avril... Si j'ai fait ce livre, ce n'est pas seulement pour savoir s'il était encore pertinent pour moi de faire de la Bande dessinée. Je voulais confronter ce moyen d'expression à d'autres domaines, aller au delà de I'humour et de la fiction. Voir comment il était possible de s'en servir dans un cadre autobiographique. Bien sur, nous n'avons rien inventé, surtout après Crumb ou Spiegelman, mais pour nous c'était nouveau. Une manière de mettre à l'épreuve ce que nous pensions : que le champ d'action de la Bande dessinée est bien plus vaste que celui auquel il se réduit aujourd'hui. En littérature ou au cinéma, on peut tout faite. Pourquoi pas en Bande dessinée ? Heureusement, depuis ces dernières années, les choses ont progressé.

Si vous faisiez le Journal d'un album aujourd'hui, serait-il différent ?
Forcément, la vie n'est pas la même. Avec ce livre, nous voulions aussi montrer comment le fait de faire un album de bande dessinée est, pour nous, étroitement lié a notre vie. Mais je pense que l'autobiographie est tout sauf une recette. Même Truffaut, pourtant virtuose en Ia matière n'a pas fait ça toute sa vie. On ne décide pas de raconter sa vie. C'est un besoin qu'on ressent et qui permet de décoincer des situations, d'avancer. A l'époque, il a été presque vital pour moi de faire ce livre. Aujourd'hui c'est un autre moment et je ne referais tout simplement pas Journal d'un album. ce genre de livre ne se fait pas deux fois. Si un jour, je me replonge dans un livre autobiographique, il sera différent, j'imagine. Ce n'est en aucun cas un revirement de ma part car ce livre tient une place très importante, et a part, pour moi.

Jean semble évoluer sur un certain rythme. S'il n'y a pas de séparation nette entre le dernier tome et les précédents, on note une progression logique.
Jean fait un choix déterminant, qu'il s'était toujours refusé a faire. Il se rend compte qu'il ne peut pas vivre comme un éternel adolescent, alors il tente ce qui est pour lui l'aventure. Mais un choix n'est pas forcément une rupture. La vie nous amène a faire des choix, plus ou moins rapidement, progressivement. En faisant des choix, on sait qu'on va perdre certaines choses pour en gagner d'autres. S'il en avait fait un autre, Jean aurait conservé quelque chose pour perdre autre chose. On en est tous là ! Avancer ou rester immobile ? Cette fois, Jean avance vraiment.

Il reste peu actif dans l'avancement de l'action.
Sauf maintenant, où il prend l'avion pour retrouver Cathy a New-York. Il aurait pu attendre son appel ou son retour mais non, il y va I Il vient l'enlever en quelque sorte. Bien sur ce n'est pas héroïque, mais c'est significatif. Jean change. Il est de plus en plus actif. En tout cas, pour lui, c'est un geste important.

Vous travaillez beaucoup sur le personnage et les scénarios ?
Oui. C'est pour cela que beaucoup de temps sépare les albums. Ça représente presque un an d'écriture. La gestation est longue. Chaque album est comme une tranche de vie. Celle de Jean et un peu les nôtres les autres aussi. Jean vieillit toujours avec quelques années de décalage sur nous, le temps qu'on assimile les choses et qu'on les retranscrive. J'ai l'impression que Si on attaquait tout de suite l'album suivant, on risquerait de faire de mauvais choix pour le personnage.

Jean est un personnage paradoxal : son nom et son visage sont banals, mais il évolue dans un décor précis et daté.
Ce n'est pas si paradoxal. Nous utilisons certains codes de la bande dessinée. Il est le seul personnage à avoir un gros nez :ça l'identifie, lui donne un rôle central et aussi un côté enfantin qui va bien avec son caractère d'adolescent attardé. Autour, il y a des typologies de personnages très marquées : Félix, la propriétaire Delboise, le voisin suicidaire… Sinon, avec un personnage qui vieillit, on ne peut faire autrement que de dater les choses.

Jean montre beaucoup de maturité dans sa façon de considérer le tableau de Zdanovieff...
Il y a beaucoup de rapports avec ce tableau : Cathy, Marion et la question de savoir si aimer quelqu'un implique d'être aimé en retour . il prend de la maturité tout en continuant à croire en des idéaux :pour lui, l'art et la beauté sont plus importants que l'argent. sans s'en rendre compte, il prend des responsabilités très concrètes et s'aperçoit soudain qu'il veut refuser des choses qu'il a acceptées depuis longtemps ! Par exemple, il repousse l'idée de s'occuper d'enfants, mais en fait, ce qu'il refuse le plus de voir, c'est qu'il est train de s'occuper du fils de Félix et que ça se passe très bien.

Quel est la signification du thème de la mer distillé dans tout l'album ?
Les points de départ de l'album étaient nombreux, entre autres : un nouveau roman. J'avais envie que le roman parle de cuisine japonaise, justement pour qu'il puisse se ramasser des critiques de la part de ses copains. J'aime bien titiller Jean sur l'image qu'il projette : branchouille, passif, trop réservé... C'est une manière pour nous de le secouer comme on le ferait avec un ami, de lui dire " fais gaffe, les gens peuvent penser cela de toi, montre leur que tu vaux bien mieux, qu'il faut creuser !" Je voulais aussi utiliser l'imagerie japonaise à laquelle je suis sensible, En même temps il nous fallait passer facilement d'un sujet à l'autre. D'où, l'idée de cette légende japonaise parfaite pour exprimer ce qui se passait avec Cathy et donner vie à tout ce qui entourait le roman. Voilà. Mais j'aime ne pas donner trop d'explications... Dans cet album, il y a aussi beaucoup de non-dits, de creux, de vides. On entend les lecteurs en parler, remplir ces creux, Ça me plaît beaucoup.

Les amis de Jean nient ses livres, Ça doit être dur pour lui.
Pour moi, ils en parlent avec lui mais on ne l'a jamais montré. On est pas obligé de tout raconter; d'entrer dans les détails au point d'écrire nous-mêmes les romans de Jean, bien qu'on nous l'ait déjà demandé. Je préfère le situer, dire qu'il écrit des romans à la Jean Rouaud ou à la Jean-Philippe Toussaint.


Pourquoi ne veux-tu pas résumer La table d'ébène ? Charles Berbérian l'a fait et ça ouvrait de nouvelles voies à creuser.
Apparemment, c'est lui qui a le plus creusé De toute façon, je le soupçonne fort d'être en train d'écrire ce roman et de vouloir le publier sous un pseudo.

Pour Dupuy et Berbérian, le plus important est-il toujours de faire les livres que vous désirez, avec un maximum de cohésion entre le fond et la forme ?
Oui, Et c'est encore plus vrai avec cet album…Jusque là, pont qui ne connaissait pas le contenu de nos livres, le dessin pouvait donner l'impression d'une Bande dessinée pour jeunes. Ça nous gênait parce que, sur le fond, ça ressemblait de moins en moins à cela, même si, au début, c'était plutôt en phase avec le Côté insouciant de Jean, A partir du moment où le personnage évolue, tout doit évoluer : la manière de raconter les histoires comme celle de les dessiner. Avec Journal d'un album, on a découvert pas mal de choses qu'on essaie de mettre à profit.

Votre travail semble s'être radicalisé, au sens noble du terme. Votre ami Blutch y serait-il pour quelque chose ?
Comme tous les gens qui nous entourent, il a sa part de responsabilité. J'ai partagé un atelier avec lui et nous nous voyons souvent. Le voir travailler est un truc absolument fabuleux. Il est assez radical, bien plus que nous. Au début de notre carrière, on était en phase d'apprentissage. Si on s'est trompé parfois, on a toujours réfléchit à nos choix, En quittant Fluide Glacial par exemple, on savait surtout pourquoi on ne restait pas. En faisant Klondike, qu'on ne trouve vraiment pas bon, on savait qu'on voulait faire de la couleur et raconter d'autres choses. C'est ce qui nous a menés à Monsieur Jean.

Dans le climat d'édition actuel, avez-vous l'impression de simplement tirer votre épingle du jeu ou, plus profondément, de jouer un rôle, d'exercer une certaine influence ?
C'est gentil de vouloir nous donner autant de responsabilités... J'en sais rien du tout. On nous prédisait une vision apocalyptique pour le dernier Monsieur Jean, parce que laisser s'écouler trois ans d'un tome à l'autre ne se fait pas, paraît-il. Aujourd'hui, les résultats montrent qu'il semble y avoir encore une place pour l'exception. Tant mieux, parce que moi les théories commerciales... Nous avons toujours essayé de privilégier la qualité d'un livre plutôt que l'alignement de bouquins les uns après les autres. Apparemment, les gens l'ont compris ils nous ont attendus et ne semblent pas déçus. Dans ce sens, j'ai l'impression que nous avons tiré notre épingle du jeu, bien que, depuis le début, cette série a été systématiquement handicapée par des éléments qui nous sont extérieurs... Aujourd'hui, ça se passe vraiment bien, Il nous a fallu de la volonté pour ne pas arrêter Monsieur Jean. Il est rassurant de constater que ça n'a pas été pour rien.